Les promoteurs récupèrent les clés mercredi prochain. Dernière visite avant destruction.
Nous sommes assis dans la cuisine de Pierre Henry, autour de la grande table en bois brut. Les haut-parleurs fixés au mur chantent Tokyo 2002, une commande de Libération au compositeur à l’occasion de la Coupe du monde de foot 98. C’est la toute dernière fois que sa musique résonnera entre ces murs. 32, rue de Toul, dans le quartier de Picpus, 12e arrondissement de Paris. C’est une des dernières maisons ouvrières du Picpus des Misérables d’Hugo, entourée d’immeubles et bientôt rasée. Mercredi prochain, le 31 octobre, la femme de Pierre Henry, Isabelle Warnier, va rendre les clés de la maison aux promoteurs qui l’ont rachetée. Le compositeur, père de la musique concrète, décédé le 5 juillet 2017, n’était que locataire. Malgré une mobilisation et une pétition pour préserver ce morceau du patrimoine musical, la messe est dite. C’en est fini de la maison-studio-atelier-musée-salle de concert de Pierre Henry. Une maison qu’il a habité, incarnée. Une maison devenue vivante par les œuvres qu’elle a vu naître, par le trésor musical qu’elle abrite encore et par le public qu’elle a accueilli lors de concerts privés entre 1996 et 2010.
La mémoire sonore
Nous entamons cette dernière visite avant destruction au fond de la cour : là où Pierre Henry conservait une partie de sa sonothèque. Près de 14 000 bandes magnétiques y sont stockées, soit les archives sonores complètes de l’œuvre de Pierre Henry. Tout y est soigneusement consigné, classé par catégorie, par genre : le moindre son, le moindre concert enregistré. Toute la matière première rendue œuvre d’art. Assis à une petite table au milieu de l’immensité des rayonnages, un détaché de la BNF numérote tout afin de transférer chaque morceau de bande dans les collections de la bibliothèque nationale. « Pierre gardait tous ses sons depuis les années 50, et tout est réuni dans la maison. Il avait un souvenir de ses sons totalement vertigineux », confie Isabelle Warnier.
Dans la pièce d’à côté, Pierre Henry conservait aussi toutes les archives papiers : places de concert, affiches, photos… Tout doit être classé et rassemblé pour les besoins d’un catalogue exhaustif de ses œuvres à paraître aux éditions de la Philharmonie de Paris.
Nous accédons ensuite au bâtiment principal de la maison de deux étages par le sous-sol. « Comme le public », précise Isabelle Warnier. Dernière la très lourde porte blindée, le studio d’enregistrement que Pierre Henry a fait insonoriser à son arrivée dans les murs en 1971. Un studio de prise de son, un atelier d’art plastique, et un musée en même temps. Partout, au mur comme au sol, des œuvres qu’il appelait ses « peintures concrètes ». Des sculptures immenses faites de collages et d’assemblages de ses anciens instruments, d’objets et de composants électroniques, comme un reflet de son univers sonore. À l’image de son piano, qui trône au milieu, sur le flanc, éventré et investi par les boomers de haut-parleurs qui semblent avoir gagné le combat.
8 000 spectateurs in situ
C’est à l’occasion du festival d’automne de 1996 que cette maison s’ouvre pour la première fois au public. 8 000 personnes viendront écouter jusqu’en 2010 les œuvres de Pierre Henry jouées et diffusées in situ. Huit haut-parleurs sont disposés tout autour de chacune des pièces afin d’obtenir un son spatialisé. 40 personnes pouvaient assister simultanément au concert, réparties dans la maison. Dans la cuisine, on vidait les meubles, on poussait les tasses et les assiettes, pour pouvoir y installer des haut-parleurs supplémentaires. Mais la pièce de choix, c’était bien sûr la chambre de Pierre Henry lui-même. « C’était le lieu privilégié des habitués, parce qu’on pouvait s’allonger sur son lit. Il aimait beaucoup avoir ce contact intime avec le public », se souvient sa compagne Isabelle Warnier.
Au rez-de-chaussée, c’est l’âme de la maison : le studio de musique équipé en matériel analogique, où Pierre Henry a composé la majorité de ses œuvres. Jamais un seul ordinateur, pas un synthétiseur. Juste des magnétophones à bande Telefunken, synchronisés et mixés, jusqu’à 9 en même temps. « Le mixage c’est l’œuvre », explique Bernadette Mangin, son assistante musicale qui n’a jamais cessé de l’accompagner dans sa production. « Il jouait sur les hauteurs, sur les filtres, sur les niveaux. Et on recommençait jusqu’à ce qu’il obtienne le son qu’il avait imaginé dans sa tête. Il n’avait jamais de partition, il n’écrivait pas les notes, tout passait par l’imagination et l’oreille. »
C’est aussi depuis cette console qu’il donnait vie à la maison lors des concerts : il interprétait ses œuvres dans l’espace, pouvait couper le son dans une pièce, faire exploser l’orage dans les escaliers…
Un concert hommage
Entre les archives, le studio, les œuvres d’art, le déménagement n’a pas été simple. « Ça donne un peu le vertige », confie Isabelle Warnier. Mais avec Bernadette Mangin, elle ont pu retrouver un local pour continuer à travailler et promouvoir l’œuvre du compositeur. Si les bandes magnétiques partent à la BNF, son studio va lui être en partie reconstitué au Musée de la Musique. La maison a même été entièrement photographiée en 3D pour en faire une visite virtuelle.
Mercredi prochain, si le bruit des clés de la maison de Pierre Henry résonnera entre les mains des promoteurs, c’est sa musique qui sonnera encore plus fort lors d’un concert exceptionnel à la Gaité Lyrique.
Trois heures de ses plus grandes œuvres interprétées par Thierry Balasse : Le Voile d’Orphée (1953), Variations pour une porte et un soupir (1963), La noire à soixante (1961), Fragments pour Artaud (1970) et Le Voyage (1962). La date est d’autant plus symbolique, qu’il y a cinquante ans exactement, le 31 octobre 1968, Pierre Henry avait joué 26 heures ininterrompues au Théâtre de la Musique, l’ancêtre de la Gaité lyrique. Rien ne pouvait faire plus plaisir à Isabelle Warnier : « On s’en va en musique et ça c’est formidable. »
Pierre Henry a aussi fait l’objet de l’une des Contrebandes de Sulivan Clabaut sur Nova. Jean-François Bizot, également, avait fait sa rencontre.
Visuels : (c) Christophe Payet / Radio Nova